Nourrir les poissons d'élevage avec des poissons sauvages: est-ce bien raisonnable?
Posted on February, 18 2003
On pense généralement que la pisciculture fait disparaître la pression exercée sur les poissons sauvages. Pourtant, des poissons comme le saumon et la truite, élevés dans les fermes piscicoles, se nourrissent d’aliments provenant de poissons pêchés en milieu naturel. Si aucun changement n’intervient au niveau des pratiques de cette industrie, l'expansion de la pisciculture pourrait décimer les stocks sauvages de petits poissons pélagiques, principale source d’alimentation d’un certain nombre d’animaux marins, comme les orques, les macareux moines et d’autres espèces de poissons.
Chaque année, quelque 80 millions de tonnes de poissons sont pêchés dans les mers et les océans du globe. Cependant, tous ces poissons ne finissent pas dans nos assiettes. Plus d’un tiers d'entre eux sont utilisés dans la fabrication de farines et d’huiles de poissons, et deux tiers de ces dernières servent exclusivement à alimenter les poissons d'élevage.
L’aquaculture (élevage des poissons et des crustacés) est l’une des industries qui croît le plus rapidement dans le monde. La croissance du secteur piscicole de cette industrie est en grande partie soutenue par une demande de plus en plus importante en poissons nobles, tels que le saumon et la truite. Ce sont des espèces carnivores qui, dans leur milieu naturel, se nourrissent de poissons plus petits, de calmars et d’autres crustacés. Lorsqu’ils sont élevés dans des fermes, on les nourrit de boulettes constituées en grande partie de farine et d’huile de poisson.
La farine et l’huile de poisson sont pour la plupart fabriqués à l’aide de petits poissons de mer tels que les anchois, les sardines, les maquereaux, le hareng et le merlan. Certaines de ces espèces sont aussi utilisées pour la consommation humaine. Cependant, d’autres espèces connues sous le nom de “poisson industriel” ne sont utilisées que pour fabriquer l’huile et la farine de poisson.
La quantité de nourriture nécessaire aux poissons d'élevage est impressionnante. Le WWF estime, toutes proportions gardées, que 4 kilos de poisson pêché en milieu naturel sont nécessaires à la production d‘un kilo de poisson d'élevage. L’aquaculture absorbe actuellement 70 pour cent de la production mondiale d’huile de poisson et 34 pour cent de la production totale de farine de poisson. Les secteurs de production du saumon et de la truite consomment, rien qu’à eux seuls, 53 pour cent de l’huile de poisson dans le monde. Si la pisciculture continue à croître à ce rythme là, l’industrie de l’aquaculture pourrait bien, d’ici 2010, absorber toute l’huile de poisson et la moitié de la farine de poisson produites dans le monde.
Les espèces de petits poissons pélagiques sont pourtant une ressource épuisable, et beaucoup de stocks ont déjà atteint ou dépassé leur seuil biologique viable. La plupart des zones de pêche qui fournissent l'alimentation des poissons d'élevage sont situées au large des côtes péruviennes et chiliennes dans le Pacifique sud oriental. La FAO, Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation, a estimé en 2001 que ces pêcheries étaient "totalement exploitées", c’est-à-dire qu’elles ont atteint le seuil biologique viable. De plus, les populations de ces espèces de poissons sont instables à cause de l’influence du phénomène météorologique El Niño qui les rend particulièrement vulnérables à la surpêche. En guise d’exemple, les prises de sardines en Amérique du Sud ont chuté de façon vertigineuse, passant de 65 millions de tonnes en 1985 à 60'000 tonnes seulement en 2001, suite aux effets conjugués d'El Niño et de la surpêche.
Les pêcheries de l’Atlantique du nord-est, qui constituent une autre source d’approvisionnement importante de l'industrie du poisson, étaient considérées comme complètement exploitées en 1983 et surexploitées en 1994. L’espèce la plus menacée aujourd’hui est le merlan bleu (Micromesistius poutassou). Ces espèces de poissons sont exploitées au-delà des limites biologiquement acceptables. La prise totale de 1.8 millions de tonnes en 2001 représentait plus du double du quota préconisé par le Conseil International pour l’Exploration de la Mer (CIEM). Les chercheurs du CIEM pensent que les stocks risquent de s’effondrer si l’effort de pêche actuel se poursuit.
Tout cela a pour conséquence de provoquer une crise de l’approvisionnement alimentaire destiné à la pisciculture.
“On pense que la demande en huile de poisson destinée à l’industrie piscicole dépassera les ressources disponibles au cours de la prochaine décennie,” explique Maren Esmark, responsable de la conservation marine au WWF-Norvège. “Il n’existe aucune possibilité d’accroître de manière durable les prises dans l’une ou l'autre des pêcheries du Pacifique du sud-est. Et la situation n’est guère meilleure dans l’Atlantique nord où beaucoup de stocks sont déjà surexploités.”
Il ne sera pas non plus facile d’accroître le pourcentage des prises utilisées pour produire les huiles et farines de poisson. Le Chili et le Pérou sont deux pays ayant une forte densité de population. Ainsi, les deux gouvernements encouragent, pour des raisons de sécurité alimentaire, la consommation de poisson. L’UE interdit également l'utilisation de certains poissons comestibles pour fabriquer des huiles et des farines de poisson.
L’effondrement des stocks de petits poissons pélagiques n’est pas seulement un problème pour la pisciculture. Ces espèces sont indispensables à l’écosystème marin. Elles nourrissent d’autres espèces de poissons, d’oiseaux et de mammifères. Une forte exploitation signifie moins de nourriture pour les morues, les aiglefins et les thons rouges, qui sont toutes des espèces commercialement importantes, ainsi que les oiseaux de mer - macareux moines par exemple - et certains mammifères marins comme les orques.
Pourtant, ironie du sort, la pisciculture est largement perçue et présentée comme un moyen pour réduire la pression exercée sur les poissons sauvages.
“L'aquaculture peut contribuer à fournir une offre suffisante en poisson pour le consommateur,” explique Dr Simon Cripps, directeur du programme du WWF "Les mers en danger". “Mais telle qu'elle fonctionne actuellement, elle contribue à accroître la pression sur des ressources déjà en déclin."
Il est pourtant possible d’avoir des pêcheries durables. Certains stocks de harengs de l'Atlantique se sont effondrés dans les années 1960 et 1970. Ils se sont reconstitués lorsque les prises ont été réduites, et des mesures de gestion rationnelle mises en œuvre. Les stocks de merlans bleus dans l’Atlantique du nord-est sont en grande partie menacés du fait de l’absence d’un accord international sur la gestion de cette espèce. En outre, le conseil scientifique prodigué par le CIEM dans ce sens n’a pas été suivi. Une gestion améliorée permettrait manifestement de préserver ces stocks.
Par ailleurs, Il existe des alternatives à l’utilisation des poissons pélagiques pour produire de l'huile et de la farine. Il pourrait ainsi être fait meilleur usage des abats provenant de poissons pêchés pour la consommation humaine. Le poisson est en effet de plus en plus transformé en mer et non après le débarquement. Le résultat est que d’énormes quantités d’abats de poisson sont rejetés dans la mer, alors qu'ils auraient pu être utilisés pour nourrir les poissons d'élevage.
Une autre solution de rechange consisterait à accroître l’utilisation de protéines végétales. Il existe plusieurs exemples de substitution de la farine et de l’huile de poisson par d’autres sources d’huile et de protéine.
Ces alternatives ont, cependant, leurs inconvénients. Les abats de certains poissons sont très souvent contaminés par de la dioxine et d’autres produits chimiques. Le nettoyage est possible mais cela augmenterait le prix de l’huile et de la farine de poisson. De même, tous les poissons élevés dans les fermes piscicoles ne peuvent pas être soumis à un régime complètement végétarien. Enfin, la mise en oeuvre d’une autre solution préconisée, l'utilisation du krill, pourrait bien avoir des conséquences néfastes sur l’écosystème marin: le krill fait en effet partie intégrante de la chaîne alimentaire.
Quelle que soit la solution préconisée par l’industrie piscicole, elle devra être durable, et ne pas avoir des conséquences négatives pour l'environnement.
"L’industrie de la pisciculture doit reconnaître sa dépendance vis-à vis des écosystèmes naturels," explique Maren Esmark. "Les poissons utilisés par l’industrie pour nourrir d’autres poissons peuvent bien être petits et pas très jolis. Ils constituent pourtant un maillon essentiel de l’écosystème marin. La production de poissons dans les fermes piscicoles doit s’inscrire dans le cadre d’un écosystème marin sain et le respecter. C’est seulement à ce prix que la pisciculture pourra être durable."
*Emma Duncan est rédactrice responsable au WWF International, basé à Gland, en Suisse.
Les actions du WWF dans le domaine de la pisciculture durable
Le WWF oeuvre pour une aquaculture durable dans laquelle aucun maillon de la chaîne de production ne constitue une menace pour le milieu naturel. Le WWF a deux grandes préoccupations relatives à l’expansion de l’aquaculture: l'établissement de fermes piscicoles dans les zones marines et côtières vulnérables, avec des conséquences environnementales potentiellement néfastes, et la durabilité d’ensemble d’une industrie tributaire du poisson pêché en milieu naturel mais utilisé comme nourriture pour d’autres poissons.
Le nouveau rapport du WWF "Food for thought: the use of marine resources in fish feed" passe en revue l'alimentation destinée à la pisciculture, notamment en Norvège, plus gros producteur de poissons saumonés d'élevage. Le rapport fait un certain nombre de recommandations et demande aux producteurs de farines et d'huile à base de poisson de s’assurer qu’ils disposent de preuves selon lesquelles les poissons utilisés proviennent de stocks sains et durables. Le rapport encourage aussi l’aquaculture à trouver des ressources alimentaires plus durables, comme les abats, et à examiner la possibilité d’utiliser d’autres ressources marines telles que les bivalves, les macro-algues ou la protéine végétale.