La pêche au cyanure: une pratique facile mais destructrice

Posted on January, 29 2003

Le faible des habitants de Hong Kong, de Singapour, et de la Chine continentale pour les poissons vivants, dans les restaurants, encourage le commerce des poissons pêchés à l'aide du cyanure dans les récifs coralliens des Philippines. Mais cette pratique détruit le corail et contribue à la surpêche.
En utilisant du cyanure, pêcher du poisson vivant devient presque un jeu d'enfant. Il suffit d'introduire quelques comprimés de cyanure de sodium dans une poire en caoutchouc remplie d'eau, de plonger vers un récif corallien à la recherche d’un poisson que vous avez envie d’attraper, et d'envoyer une giclée du liquide toxique dans sa direction. Le poisson sera étourdi et pourra être capturé sans difficulté au moyen d'un filet ou même à la main. La pêche au cyanure a débuté dans les années 1960 dans les Philippines, et était destinée à alimenter le commerce international des poissons d'aquarium. Cependant, depuis le début des années 1980, un marché beaucoup plus juteux a vu le jour : l'approvisionnement en poissons vivants des restaurants de Singapour, de Hong Kong et, de plus en plus, du reste de la Chine. Ainsi, près de 20,000 tonnes de ces poissons sont consommés, chaque année, dans les restaurants de Hong Kong. Les clients huppés sont prêts à y dépenser un paquet de dollars pour choisir un gros mérou dans le bassin piscicole, et se le faire cuisiner. Pour beaucoup d’amoureux de la bonne cuisine à Hong Kong, les poissons pêchés dans les eaux philippines ont un meilleur goût. Dans l'archipel, ce type de commerce connaît donc un véritable boom. Un pêcheur philippin peut gagner entre 300 et 1100 pesos (l’équivalent de $US22) pour une truite corallienne de première qualité, pêchée vivante. C'est cinq fois plus que pour un poisson mort, de quoi opter sans hésiter pour ce genre de pêche. Le problème, cependant, est que cette dernière repose en grande partie sur le recours au cyanure. Avec un hameçon et une ligne, cela peut prendre une journée entière pour attraper deux poissons de taille respectable, alors qu’avec du cyanure, on en prend une douzaine dans le même temps. Selon certaines estimations, plus de mille tonnes de cyanure auraient déjà été déversées dans les eaux des Philippines par les pêcheurs, avec des conséquences catastrophiques. Le cyanure détruit les algues et les polypes coralliens, transformant ainsi de nombreux récifs, ces forêts tropicales des océans, en déserts marins. "Pour chaque poisson pêché vivant à l’aide du cyanure, un mètre carré de récif est détruit," explique le biologiste Sam Mamauag de l’Alliance Internationale pour la vie marine (IMA), aux Philippines. En outre, l’utilisation du cyanure accroît de manière considérable le nombre de poissons capturés. Avec, pour résultat, une surpêche chronique qui sape les moyens de subsistance des Philippins. “Par exemple, les zones dans lesquelles la capture des poissons vivants dans les récifs coralliens a commencé il y a une décennie sont aujourd'hui épuisées," se désole Joe Padilla, du WWF-Philippines. “Les commerçants et les pêcheurs itinérants ont tout pris avant d'aller voir ailleurs.” “Nos stocks halieutiques ont été réduits de 90 pour cent au cours des 50 dernières années,” explique Lory Tan, président du WWF-Philippines. “Que ferons-nous dans 30 ans lorsque nous n’aurons plus de poisson, et que notre population aura dépassé les 100 millions d’habitants?” Les îles Calamianes, dans les Phillipines occidentales, sont actuellement le théâtre d’intenses activités de pêche aux poissons vivants. A en croire Joe Padilla, les eaux de ce secteur fournissent les deux tiers des exportations nationales de poissons pêchés vivants. Elles constituent l’une des principales sources d’approvisionnement du marché international. Chaque jour, les avions-cargos embarquent près d’une tonne de poissons de ces îles. Bien que la pêche au cyanure soit interdite dans les Philippines, il semblerait que cette substance toxique soit frauduleusement introduite par ces mêmes avions privés qui décollent chaque matin avec des caisses de poissons pêchés vivants. A Hong Kong, Frazer McGilvray, de l’IMA, m’a laissé entendre que le cyanure est de plus en plus utilisé dans la région de Coron où, selon lui, on peut s’en procurer clandestinement moyennant quelque rétribution.” Aucun contrôle n’est fait pour déterminer la présence de cyanure dans l'organisme des poissons avant leur exportation vers Hong Kong. De plus, l’application des lois dans les zones marines n’est qu’une vue de l’esprit. “Il n’y a pratiquement pas de sanction contre la pêche illicite. Quelques procès verbaux sont bien dressés, mais très peu de condamnations sont prononcées," précise Dante Dalabajan, un juriste du Groupe d’assistance légale en matière d’environnement. En l'occurrence, seules six condamnations ont été recensées au cours des six dernières années. Un garde-côte local affirme quant à lui "qu’il n’a pas connaissance d’une quelconque poursuite ou condamnation prononcée pour pratique de la pêche au cyanure" et précise "qu'il n’est pas facile d'arrêter les contrevenants.” La solution au problème ne va sans doute pas venir de l'autre bout de la chaîne. M. Lee, restaurateur à Hong Kong, importe chaque jour une tonne de mérous pêchés vivants dans les eaux philippines. Il dit ne pas se sentir concerné par la pêche au cyanure puisqu'il a demandé à ses partenaires commerciaux de ne pas acheter du poisson pêché de cette manière. "Il n'y a aucun risque pour mes clients,” assure-t-il. La vérité est que les poissons excrètent rapidement le cyanure, et qu'il n’est guère possible d’en déceler la présence. La suite est aisément prévisible: les stocks halieutiques des îles Calamianes vont s'effondrer, les prises sont déjà en chute libre, et la taille moyenne des poissons pêchés ne fait que diminuer. "Un signe classique de la surpêche," ajoute Sam Mamauag. Pour compliquer le problème, à Hong Kong, les consommateurs de poissons préfèrent manger du poisson ayant la même taille que les assiettes qui les contiennent. Or, les mérous n’atteignent leur taille normale qu'à l'approche de la maturité sexuelle. Nombre d'entre eux finissent ainsi dans la marmite avant même d'avoir pu exercer leur fonction de reproducteurs. Devrait-on alors purement et simplement interdire la pêche aux poissons vivants des récifs philippins? C’est la question à laquelle tente de répondre un projet original du WWF qui se propose d'évaluer la durabilité des ressources. Et dont la conclusion n'est pas aussi négative que prévue. "Si on interdisait le commerce du poisson pêché vivant dans les récifs coralliens, cela conduirait tout d’abord les pêcheurs à se tourner vers le commerce du poisson mort," explique Nilo Brucal, responsable de la politique dans le projet du WWF. "Cependant, Le poisson mort ne se vend, tout au plus, qu’à un cinquième du prix d’achat du poisson pêché vivant. Cela veut dire que les pêcheurs devraient attraper cinq fois autant de poisson en mer, et utiliseraient probablement beaucoup plus de cyanure. De plus, comme il importerait peu de savoir si le poisson doit être pêché vivant ou mort, il y aurait sans doute une intensification de la pêche à l’explosif." A cela s'ajoute le problème de l'application d'une telle interdiction. “Cela ne ferait que pousser dans la clandestinité toute la filière,” poursuit Nilo Brucal. “Le poisson serait embarqué dans des vedettes par les trafiquants et acheminé directement à Hong Kong. Il nous serait encore plus difficile de surveiller la filière." L'étude du WWF se propose de passer en revue tout ce qui est envisageable sur le quadruple plan politique, social, économique et environnemental. L’idée est d'aller au-delà de la simple enquête environnementale, des limites des études d'impact sur l'environnement, et d’examiner de manière plus approfondie les questions sociales et de développement. Cela contribuera de manière significative à proposer une série d’options possibles au lieu d’assener une réponse “scientifique” sur ce qui doit être fait. Cette étude sur la durabilité devrait également amener d'autres sujets de débat. Par exemple, il serait peut-être intéressant de confisquer entièrement le rôle de supervision des récifs aux structures étatiques, et de le confier aux communautés locales. Elles savent mieux que quiconque ce qui se passe dans leurs terroirs. Leur donner le pouvoir de tenir à l’écart les intrus accroîtrait sans doute leur intérêt pour la protection à long terme de leurs propres ressources naturelles. Cependant, une étude sur la durabilité ne peut pas donner une réponse toute faite. Les poissons, par exemple, ne connaissent pas les frontières qui existent entre les différentes communautés. Qui accepterait, par exemple, de déclarer sa zone de pêche "zone interdite à la pêche" afin de permettre la reconstitution des stocks de poisson des autres communautés? En dépit de tout cela, le WWF pense que les études sur la durabilité constituent un important outil qui permet d’identifier les mesures appropriées et efficaces à prendre pour protéger les ressources naturelles mondiales au profit des générations futures. D’aucuns pensent que ces recherches remplaceront à terme les études d’impact sur l'environnemental, souvent mal utilisées et qui ne prennent pas toujours en considération les aspirations ou l’avenir à long terme des populations concernées. "Nous espérons que les gouvernements finiront par adopter les études sur la durabilité comme un outil à utiliser aussi bien dans la planification économique que dans les négociations commerciales, dans le cadre de l’OMC par exemple,“ déclare Joe Padilla. Joselito Bernardo, de l’Agence nationale philippine pour l’économie et le développement, émet pour sa part le vœu que "les gouvernements utilisent les études sur la durabilité pour déterminer des politiques générales comme celles relatives au commerce, et évaluer des projets spécifiques." Et d'assurer: "Je crois qu’elles sont bien meilleures que les études d'impact sur l'environnement.” Qu’adviendra-t-il du commerce des poissons vivants? Des progrès sont en passe d‘être accomplis. Le WWF vient de présenter aux pouvoirs publics locaux, aux pêcheurs, aux commerçants des Iles Calamianes ainsi qu’au Conseil de Palawan pour le Développement Durable, les résultats de son étude sur la durabilité. Dans la foulée, un forum sur les poissons pêchés vivants sera organisé dans quelques semaines pour ébaucher les grandes lignes de la gestion de cette filière. On ne peut que souhaiter que les pêcheurs et les commerçants, les politiciens et les forces de l’ordre, les maires et les biologistes marins, les gérants d’aquariums, et même les consommateurs de poisson de Hong Kong, puissent trouver un terrain d’entente, qu’ils reconnaissent les dilemmes qui se posent à eux, et qu'ils fassent les choix nécessaires, même difficiles. * Fred Pearce est un rédacteur indépendant Renseignement complémentaire : Commerce des poissons de récifs pêchés vivants: l'action du WWF L’objectif du WWF est de s’assurer que le commerce des poissons de récifs ne nuit pas à l’environnement. Outre les études sur la durabilité, le WWF voudrait aboutir à la réglementation du commerce international, afin de le rendre durable. Au cours de la dernière réunion de la CITES (Convention internationale sur le commerce international des espèces de faune et de flore menacées d’extinction), en novembre 2002, le WWF a demandé à ce que le labre à tête bossue, qui est l’espèce de poisson des récifs la plus recherchée pour le commerce des poissons pêchés vivants, soit inscrit dans l’annexe II de la CITES. Une telle inscription aurait permis de s’assurer que son commerce au plan international est soutenable, et aurait pu venir en complément aux études sur la durabilité. Bien que la proposition ait été rejetée de justesse, la majorité des membres la CITES sont tombés d’accord sur le fait qu’elle peut bénéficier du listing et de la réglementation de la CITES. Le WWF-Hong Kong a publié un certain nombre de rapports relatifs au commerce des poissons pêchés vivants dans les récifs. Ces rapports font une analyse non seulement du commerce en lui-même mais aussi de l’attitude des consommateurs. L’organisation travaille également sur la sensibilisation des consommateurs de manière à ce qu’ils puissent éviter les espèces dites vulnérables telles que le labre bossu et le mérou géant, ainsi que celles qui n’ont pas encore atteint leur maturité sexuelle, et préférer les poissons de récifs élevés dans des fermes piscicoles, ou tout simplement les poissons d’eau douce. Outre le projet d’étude sur la durabilité, le WWF-Philippines a également un programme en cours pour faire respecter les textes en la matière. Dénommé Bantay Dagat, le programme forme les membres de la communauté locale, en particulier les pêcheurs, et les mandate à aider les pouvoirs publiques locaux et les autres organisations à patrouiller dans les zones de pêche, et à interpeller les pêcheurs hors-la-loi. Etudes sur la durabilité: le travail du WWF Le projet du WWF relatif à l’évaluation de la durabilité des ressources (études sur la durabilité) a démarré en janvier 2001 et prendra fin en décembre 2003. Exécuté en partenariat avec plusieurs organisations dans le monde, le projet a des activités aux Philippines, au Brésil, aux Etats-Unis, en Norvège, en Amérique Latine, et dans l’Union Européenne. Il est financé par dix pays européens et une fondation américaine. La vision globale de ce projet est de réformer les processus décisionnels et leurs résultats en matière de commerce, pour tendre vers un développement équitable et durable.
Cyanide fishing in coral reef, the Philippines.
© WWF / Jürgen Freund
Live reef fish for sale in restaurant, Hong Kong.
© WWF / Jürgen Freund
Traditional dish made from live fish, but in this case a farmed fish, Hong Kong.
© WWF / Joe Padilla