Posted on March, 22 2002
Aujourd'hui, la pêche du thon rouge n'est plus motivée par une tradition méditerranéenne mais par l'appât du yen. Au Japon, servir du thon rouge est une façon de faire valoir son statut. Les entreprises offrent à leurs clients les plus fidèles deux bouchées de chair crue issues du ventre du thon rouge, appelé toro. Chaque plat de toro coûte 75 $ US et chaque poisson se vend 80 000 $ US sur le marché japonais. Le thon rouge est désormais le poisson le plus précieux des mers européennes.
La demande japonaise, associée à l'absence de gestion coordonnée par les pays du bassin méditerranéen, a attisé une "ruée vers l'or", visant à capturer davantage de thons rouges plus rapidement. Et en particulier grâce aux sennes tournantes � des filets à poche assez grands pour contenir un avion � il n'a jamais été aussi facile d'attraper ces poissons.
Par ailleurs, on constate l'apparition d'une nouvelle tendance � l'élevage du thon rouge � dont les Espagnols sont les leaders européens. Les poissons sont capturés vivants, placés dans des cages à environ 300 mètres des côtes, notamment à Murcie dans le sud de l'Espagne, puis engraissés. Cette pratique permet d'optimiser le prix de chaque poisson: plus la teneur en matière grasse augmente, plus le prix sur le marché du poisson de Tokyo est élevé.
Mais cet enrichissement rapide a également un coût. L'élevage de thon rouge incite davantage de personnes à capturer cette espèce rare, et se traduit par une pression accrue sur des poissons plus petits tels que les anchois et les sardinelles, qui sont vendus aux fermes pour nourrir les thons. De plus, la situation des cages à proximité des côtes a occasionné une pollution de l'environnement côtier, soulevant la colère des résidents et des autres pêcheurs.
Les réglementations sont en retard par rapport à cette nouvelle industrie, avec beaucoup de fermes d'élevage du thon fonctionnant de manière illégale et bravant les lois locales. Dans le même temps, l'offre excédentaire de l'aquaculture turque crée des problèmes économiques pour l'ensemble de l'industrie de la pêche en Méditerranée. Dans l'espoir de sauver leurs fortunes précaires, beaucoup de fermes s'adonnent désormais à l'élevage du thon rouge. Ainsi à Malte, toutes les exploitations de dorade ont demandé une licence pour le thon.
"Les stocks de thon rouge sont déjà surexploités, avec un épuisement prévisible dans un avenir proche. Une réponse logique serait de réduire le capital et la pression sur cette espèce. Pourtant, l'élevage se traduit au contraire par des flux d'investissements plus importants dans l'exploitation du thon rouge. De plus en plus de personnes sont concernées. Cela pourrait signifier la fin du thon rouge dans le bassin méditerranéen,� déclare le Dr Sergi Tudela, du Programme du WWF pour la Méditerranée, qui fait pression avec les écologistes de la région pour réglementer cette industrie.
Peter Miyake, expert de la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l'Atlantique (ICCAT), souligne que l'élevage a non seulement augmenté la surpêche du thon rouge, mais a aussi contribué à accroître la demande au Japon. "Le marché était auparavant divisé en thon rouge de très grande qualité (pré-reproducteurs) et thon rouge à bas prix (post-reproducteurs et juvéniles)" indique-t-il. "Les thons rouges engraissés artificiellement ont développé un marché permettant de combler l'écart entre ces deux catégories".
En présence d'un marché en pleine expansion de plus en plus friand de thon rouge, et d'une industrie de la pêche et de l'élevage piscicole qui prend goût aux profits juteux, qui pourra éviter l'épuisement des stocks de ce poisson ?
En théorie, l'ICCAT est responsable de la gestion de l'état des stocks de thon rouge par exemple en fixant des quotas nationaux et les prises maximales autorisées. Mais en réalité, cette commission a peu de contrôle sur la façon dont les gouvernements membres choisissent de diriger l'industrie. L'ICCAT admet qu'en raison des problèmes liés à la pêche illégale, aux conflits en mer et aux systèmes de déclaration, il est difficile de savoir combien de thons rouges sont capturés et combien il en reste.
L'ICCAT ne se prononce pas non plus sur l'élevage du thon rouge et sur la nécessité de le réglementer. "L'élevage du thon rouge a été une très bonne expérience car il a permis aux scientifiques d'observer des animaux en captivité pendant près de six mois" indique le Dr. Victor R Restrepo, de l'ICCAT.
L'Union européenne (UE) aurait la possibilité de prendre des mesures pour enrayer la surpêche du thon rouge et réglementer son élevage, mais elle fait l'objet de pressions importantes pour soutenir l'industrie. De nombreuses fermes d'élevage du thon exploitées en Méditerranée sont subventionnées par l'Union européenne dans le cadre de sa politique commune de la pêche. Avec la révision (tous les dix ans) de cette politique prévue pour cette année, l'UE est surveillée de près par l'industrie de la pêche et de l'aquaculture qui espère le maintien du status quo.
"Le thon rouge, qui est un grand migrateur, est déjà menacé par la pêche directe dans la Méditerranée. Ces fermes d'élevage du thon bafouent toutes les règles et dispositions régionales et internationales destinées à gérer et maintenir les pêcheries", indique le Dr Simon Cripps, Directeur du programme "Les mers en danger" du WWF. "Les gouvernements doivent agir immédiatement pour pallier cette lacune supplémentaire dans la gestion de la pêche en Europe et soumettre cette pratique en expansion à des mesures de contrôle tant qu'il en est encore temps."
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*Anouk Ride, journaliste indépendante traite des questions relatives à l'environnement et aux droits de l'homme : www.anoukride.com