Le gypaète barbu à un poil de l'extinction en Suisse

Posted on June, 27 2005

Les milans noirs qui s’affairent au-dessus du lac du Genève, en Suisse, sont légion. Malheureusement, il n’en va pas de même pour leur cousin rapace qui, à l’autre bout du pays, est menacé d’extinction.
 
Par Mark Schulman 
 
Les milans noirs qui s’affairent au-dessus du lac du Genève, en Suisse, sont légion. Malheureusement, il n’en va pas de même pour leur cousin rapace qui, à l’autre bout du pays, est menacé d’extinction. 
 
Le gypaète barbu, à l’instar des autres charognards tels que les hyènes, les chacals et les requins, a mauvaise réputation. Toujours abonné au rôle de « bête noire » des alpages, il est depuis longtemps vilipendé comme un méchant prédateur et accusé injustement de fondre sur les innocents agneaux qui paissent, voir même les jeunes enfants qui n’ont pas été sages ou qui se sont perdus.

Encore souvent désigné par son nom traditionnel en Suisse, lämmergeier, un mot allemand qui signifie « le vautour des agneaux », il n’est pas étonnant que les fermiers et les bergers ne se soient jamais pris de sympathie pour cet oiseau et qu’ils aient tenté de lui tirer dessus chaque fois que l’occasion se présentait … avec succès. Dès la fin du 19e siècle, le gypaète barbu (Gypaetus barbatus) fut chassé jusqu’à extinction dans les Alpes, et le dernier représentant de l’espèce aurait été abattu en 1913 en Italie, dans la vallée d’Aoste, juste au-dessus de la frontière suisse. 
 
Près de cent ans plus tard, les comportements ont changé et des efforts sont actuellement déployés pour réintégrer cette espèce méconnue dans son cadre légitime, au sein du fragile écosystème alpin. 
 
Briser le mythe
Malgré le mythe existant, il s’avère finalement que le gypaète barbu ne poursuit pas les jeunes agneaux ni les vilains enfants. En réalité, les charognards sont plutôt difficiles sur le plan alimentaire et ont tendance à préférer les os à la viande. 
 
« Il a fallu beaucoup de temps, mais l’image du vautour s’est sans aucun doute améliorée », indique le Dr. Heinrich Haller, Directeur du Parc national suisse, où la réintroduction des gypaètes barbus est devenue un rituel annuel.

« Pour autant que l’on puisse en juger, les gypaètes ne causent en fait aucun dommage au parc et cette espèce se prête parfaitement à la réintroduction. » 
 
La réintroduction d’autres espèces alpines (notamment les ours bruns, les lynx et les loups) qui vagabondaient jadis dans cette région et de nombreuses autres parties inhabitées de la Suisse, ne bénéficie pas du même soutien public. 
 
Soigneusement aménagé dans la partie la plus orientale de la Suisse, dans le canton bilingue (allemand et romanche) des Grisons, le Parc national suisse – fondé en 1914, juste un an après la disparition du dernier gypaète barbu de la région – est la plus grande aire protégée en Suisse (d’une superficie de 172km2) et étonnamment le seul et unique parc national du pays. Ici, aucun animal n’est chassé, aucun arbre n'est abattu, et aucune prairie n’est fauchée. Conformément à la loi helvétique, la faune et la flore du parc sont protégées de toute intervention humaine et libres de se développer naturellement. Ainsi, une trentaine d’espèces mammifères, dont le bouquetin, le chamois, le cerf, et la marmotte, et une centaine d’espèces d'oiseaux prospèrent, et plus important encore, vivent en sécurité. 
 
C’est pour cette raison que le parc a été désigné comme un site idéal pour la réintroduction. 
 
Apprentissage du vol
Folio et Natura ne sont pas exactement les bébés les plus mignons de la terre : ils ont le teint blanc-marron sale, le dos voûté, et une touffe de poils sous le menton marquant une barbe naissante … même si ce sont des femelles. À peine âgés de plus de 100 jours – ces jeunes gypaètes barbus grandissent vite – ils quittent leurs parents et apprennent à se débrouiller tout seuls dans le vaste monde, avec un coup de main, néanmoins, de la part de ceux qui souhaitent voir le retour dans le milieu naturel de cette espèce menacée.  
 
Les deux jeunes gypaètes – qui pèsent 6kg et ont une envergure de 2,6 m – font partie d’un projet de réintroduction lancé il y a plus de 25 ans. Dirigé par la Foundation for the Conservation of the Bearded Vulture (FCBV) et soutenu par des organisations telles que le WWF, présent depuis le tout début, le projet a pour objectif d’assurer chaque année le lâcher de plusieurs oisillons issus d’un réseau de centres d'élevage en captivité et de zoos en Europe, et de surveiller où ils se trouvent. 
  
Selon Daniel Hegglin, biologiste spécialisé dans la faune sauvage à la Fondation suisse pour le gypaète barbu, 137 jeunes gypaètes barbus élevés en captivité ont été lâchés dans les Alpes depuis 1987, et depuis 1991, 24 ont été lâchés dans la vallée de Stabelchod, dans le Parc national suisse. 
 
Bien que leur espèce soit protégée, tous les gypaètes barbus ne survivent pas. La population effective est estimée à environ 110 individus, plusieurs d’entre eux ayant été tués par des poisons (destinés à d’autres animaux), dans des collisions avec des lignes électriques, et par des avalanches. D’autres ont été abattus par des chasseurs, mais il s’agirait d’incidents isolés. Dans l’ensemble, on les laisse tranquilles. 
 
« Malgré quelques pertes, nous avons bon espoir que la population s’établisse de façon durable dans les Alpes d’ici quelques années », affirme Daniel Hegglin.

« Il y a actuellement sept paires accouplées dans les Alpes, avec sept nouveaux poussins nés au cours de la seule année dernière. C’est une grande source de satisfaction pour nous. » 

De surcroît, chaque année environ huit jeunes gypaètes barbus sont lâchés à partir de quatre différents sites des Alpes (le Parc national suisse, ainsi que des réserves naturelles en Autriche, en France et Italie) tous situés à environ 200 à 300 km les uns des autres. 
 
« Les gypaètes barbus ne connaissent pas les frontières », ajoute Daniel Hegglin. « Ce n’est pas parce qu’ils ont été lâchés dans un pays qu’ils y restent. Ils vont là où ils peuvent trouver de la nourriture. » 
 
En quête de nourriture
On ne pouvait espérer de meilleures conditions en cette journée de juin dans les montagnes, pour dire adieu à Folio et Natura. Le soleil brillait généreusement et il n’y avait pas un nuage dans le ciel. Des névés au-dessus de la limite forestière, à 2 000 m d’altitude, rappelaient la brièveté de l’été dans cette région. 
 
« La période la plus délicate pour les gypaètes sera le premier hiver », explique Daniel Hegglin. « Ils seront livrés à eux-mêmes et devront subvenir à leurs besoins. » 
 
Les gypaètes sont les animaux nécrophages les plus difficiles, leur alimentation étant essentiellement constituée d’os de carcasses animales. Ils peuvent avaler des os de la taille d’une vertèbre de mouton ou d’une patte entière de chamois. Quant aux os de plus grande dimension, ils les laissent tomber d’une hauteur de 50 à 100 m contre les rochers de façon à pouvoir manger les fragments et la moelle osseuse, nutritive, qu’ils renferment. 
 
« Même les oiseaux élevés en captivité ont rapidement recours à cette technique », précise Daniel Hegglin. « Il semble que ce soit un comportement inné. » 
 
Mais, avant de pouvoir tester cette manoeuvre aérienne ingénieuse, les jeunes gypaètes fraîchement lâchés en liberté doivent d’abord apprendre à voler. Après les avoir acheminés, à pieds, dans des sacs à dos prévus à cet effet jusqu’à une cavité rocheuse d’une lieu reculé, les employés du parc continueront de les nourrir pendant plusieurs semaines jusqu’à leur premier envol. Par la suite, ils seront livrés à eux-mêmes. 
 
Même le jour où ils prendront leur envol, les deux gypaètes ne seront pas hors d’atteinte, puisqu’ils ont été équipés d’un petit émetteur détectable par satellite. Avant d’être lâchés en liberté, ils ont également subi des prélèvements sanguins et ADN destinés à l’établissement de leur génotype afin d’enregistrer leur sexe et leur identité. Sur la base d’empreintes génétiques telles que des plumes ou des coquilles d’oeuf, on peut ensuite suivre des individus spécifiques, puis établir et consigner des lignages. 
 
« Nous voulons savoir ce qu’il leur arrive dans le milieu naturel », explique Doris Calegari, coordinatrice chargée de la conservation des espèces pour le Programme alpin européen du WWF. « Nous voulons savoir où ils vont et quelle distance ils parcourent. » 
 
« La télémétrie par satellite nous fournit des informations concernant les distances couvertes par les jeunes oiseaux, leurs régions préférées, ainsi que les dangers auxquels ils sont exposés. Par le passé, nous n’utilisions pas d’émetteurs, et certains oiseaux ont tout bonnement disparu et n’ont plus jamais été localisés. » 
 
Bien qu’à ses débuts, le projet de surveillance financé par le WWF ait permis de suivre plusieurs gypaètes, lâchés dans la nature après avoir été équipés de dispositifs radio moins performants. L’un d’entre eux a déjà été équipé d’un émetteur et suivi par satellite jusqu’au col du Reschen, dans les Alpes autrichiennes vers l’ouest et au Mont Adamello, en Italie, dans le sud, mais le suivi par satellite en continu devrait permettre de pister les oiseaux sur des distances insoupçonnées jusque là.  
 
« C’est un bon signe de voir les gypaètes barbus repeupler différentes parties des Alpes », ajoute Doris Calegari. « J’envisage quelques autres lâchers pour les prochaines années, mais ensuite, je pense qu’il sera temps de mettre un terme au projet lorsque la population sera stabilisée. » 
 
« Nous avons fait notre travail, à présent le gypaète doit voler de ses propres ailes dans la nature. » 
 
* Mark Schulman est Directeur de la rédaction au WWF International 
 
NOTES DE FIN : 
 
• Les vautours comptent parmi les plus grands rapaces du monde, avec une envergure atteignant jusqu’à 3 m. Il existe quatre espèces de vautours (gypaète barbu, vautour fauve, vautour moine et vautour percnoptère), toutes présentes en Europe. Chaque espèce a des caractéristiques spécifiques au niveau du comportement alimentaire. Les gypaètes barbus aiment les os, tandis que les vautours fauves préfèrent les restes des gros animaux domestiques et sauvages. Les vautours moines ont tendance à se nourrir de petits animaux tels que les lapins, alors que les vautours percnoptères recherchent des insectes, des poissons, des reptiles et même les oiseaux de plus petite taille. 
 
• Outre la population alpine estimée à 110 individus, un nombre limité de gypaètes barbus vit dans les régions de hautes montagnes d’Asie centrale et d’Afrique du Nord, et des populations survivent en Espagne, en Grèce, et en Corse. 
 
• Les Alpes – l’un des derniers espaces sauvages en Europe – sont l’une des 200 écorégions du programme mondial du WWF, reconnue pour sa remarquable biodiversité. Environ 30 000 espèces animales, y compris l’ours brun, le bouquetin, le chamois, le lynx, et l’aigle royal, et 13 000 végétaux, dont le célèbre edelweiss, contribuent à cette biodiversité exceptionnelle. Le gypaète barbu a été identifié par le WWF comme une espèce prioritaire dans l’écorégion des Alpes, nécessitant une attention toute particulière en matière de conservation. 
 
Cet article a été écrit en hommage à Heinz Stalder, chef des projets internationaux du WWF-Suisse, disparu subitement quelques jours seulement après avoir participé au dernier lâcher de gypaètes barbus dans le Parc national suisse. Heinz a largement contribué au projet de réintroduction du gypaète barbu depuis le début des années 90. Il va nous manquer.  
Il y a environ 110 gypaètes barbus dans les Alpes. Parc national suisse, Grisons, Suisse.
© WWF / Mark Schulman
Des surveillants du parc national suisse portent deux jeunes gypaètes dans des caisses en bois en vue d'une réintroduction dans la nature. Vallée de Stabelchod, parc national suisse.
© WWF / Mark Schulman
Daniel Hegglin (à gauche), un biologiste de la Fondation suisse pour le gypaète barbu, en discussion avec le regretté Heinz Stalder, du WWF-Suisse. Parc national suisse.
© WWF / Mark Schulman
Un gypaète barbu avec son émetteur détectable par satellite.
© WWF / Mark Schulman
Le territoire des gypaète barbus, vallée de Stabelchod, parc national suisse.
© WWF / Mark Schulman