Les effets de la chasse à la baleine

Posted on April, 28 1999

"En raison des milliers de harpons et de lances qu'on jette sur la baleine le long de tous les continents, ne peut-on prévoir que le léviathan ne supportera pas une aussi vaste chasse et un aussi cruel ravage et que, finalement exterminé, il disparaîtra des eaux, fumant sa dernière pipe comme le dernier homme fumera la sienne, s'évaporant lui-même dans l'ultime bouffée?" (Moby Dick, Herman Melville, trad. Jean Giono)
Anchorage, Alaska : Il y a à peine 30 ans, la rapide disparition des baleines que prédisait Herman Melville était en passe de se produire. Sept des onze espèces de grandes baleines avaient été décimées au point, pour plusieurs d'entre elles � dont le rorqual bleu, la plus grande créature ayant jamais vécu sur cette planète � d'être au bord de l'extinction. La Commission baleinière internationale (CBI), instance responsable de la réglementation à laquelle est soumise l'industrie baleinière, semblait impuissante face à l'ampleur du désastre. En 1972, la Conférence des Nations unies sur l'environnement appela la CBI à décréter un moratoire sur la chasse à la baleine. L'idée fut rejetée. Pire, la Commission fixa le quota total des prises à plus de 42 000 individus. Comme les populations d'autres espèces de baleines commencèrent à sérieusement décliner, les baleiniers se concentrèrent sur le petit rorqual, dont la taille réduite ne les avait jusqu'alors guère intéressés. Le léviathan ne pouvait définitivement plus supporter un aussi cruel ravage.

Aujourd'hui, le tableau semble bien différent, en surface du moins. Un moratoire sur la chasse commerciale a enfin été adopté par la CBI en 1982. Il est en vigueur depuis 1986. Et en 1994, la même Commission a classé l'intégralité de l'océan Antarctique en Sanctuaire baleinier. Certaines espèces � comme la baleine grise dans le Pacifique oriental � récupèrent peu à peu.

Mais les apparences peuvent être trompeuses. Malgré le moratoire, plus de 19 000 baleines ont été tuées au cours des treize dernières années. Même si leurs nombres restent de loin inférieurs à ce qu'ils étaient avant 1986, les prises augmentent à nouveau. La CBI est en crise et se montre incapable d'empêcher les dernières nations baleinières d'étendre leurs activités. Plus grave encore, elle risque d'être débordée par d'autres organismes de gestion des baleines que ces nations cherchent à mettre en place.

Même si le moratoire a été voté en 1982, la bataille engagée pour stopper la chasse commerciale à la baleine n'a jamais été véritablement gagnée. Certes, de nombreux Etats baleiniers s'engagèrent à respecter la résolution de la CBI. D'autres, en revanche, manifestèrent clairement leur intention d'exploiter toute les failles de la réglementation pour poursuivre leurs opérations.Chaque pays membre de la Commission dispose de 90 jours pour faire recours contre une décision et s'en dégager. Le Japon , la Norvège et l'ex-Union soviétique s'opposèrent ainsi au moratoire. Les Russes ont finalement abandonné la chasse à la baleine en 1987. Mais les Norvégiens ont tué 2 992 petits rorquals depuis 1986, dont 624 rien qu'en 1998.

Quant aux Japonais, ils ont retiré leur opposition en 1987, non sans avoir lancé auparavant leur programme de chasse �scientifique�. L'article VIII de la Convention de la CBI permet en effet aux parties signataires d'utiliser des baleines pour la recherche, sans avoir à en référer à la Commission ou à son Comité scientifique. En outre, l'Etat qui fait valoir cet article peut s'allouer autant de baleines qu'il le désire.

Le Japon commença par prendre 300 petits rorquals par année dans l'océan Antarctique, avant d'augmenter ce quota à plus de 400 individus. Depuis 1995, il chasse également 100 petits rorquals dans le Pacifique nord, toujours au nom de la science.

En dépit des appels répétés des autres membres de la CBI, Japonais et Norvégiens n'ont pas cessé leurs activités, estimant qu'elles ne contrevenaient pas aux règles de la Commission. Et c'est ainsi que la chasse à la baleine, bien qu'officiellement interdite dans le monde, connaît en fait une rapide expansion.

En 1997, lors de la session annuelle de la CBI, le délégué irlandais proposa de rouvrir la chasse commerciale, sous le strict contrôle de la Commission. Cette proposition invitait la CBI à formellement adopter la procédure de gestion révisée (RMP) qui permet de calculer les quotas maximaux pour la chasse commerciale. Bien plus restrictive que toutes les procédures de gestion précédentes, la RMP limiterait les prises à 1% de la population estimée de baleines. En cas d'estimations incertaines et de populations particulièrement fragiles, le quota autorisé serait encore plus bas.

Comme garantie supplémentaire, la CBI a d'ores et déjà accepté d'adopter la RMP dans le cadre plus global du Schéma de gestion révisé (RMS). S'il est encore en phase de finalisation, ce dernier devrait inclure un système rigoureux de surveillance, comprenant une inspection internationale sur tous les baleiniers ainsi qu'une analyse de l'ADN de toutes les baleines tuées, de façon à déterminer la provenance de la viande destinée à la vente. Le RMS est censé éviter un nouveau massacre généralisé des populations de baleines.

Pour renforcer encore les garde-fous et limiter au maximum l'expansion de la chasse commerciale, la proposition irlandaise restreindrait strictement cette activité aux eaux côtières des pays qui la pratiquent déjà. Seuls les petits rorquals pourraient être pris et la viande devrait être vendue sur les marchés locaux. Enfin, la chasse ditescientifiqueserait envoyée aux oubliettes.

Certaines organisations écologistes craignent que la proposition irlandaise n'ouvre la porte à une reprise généralisée de la chasse commerciale à la baleine. Mais on peut répondre à cela que cette porte est déjà grande ouverte et que, dans les circonstances actuelles, la CBI n'est pas à même de la refermer. Le plan de l'Irlande, en revanche, permettrait de canaliser la chasse commerciale actuelle avant qu'elle n'échappe à tout contrôle et de la ramener sous l'égide de la CBI.

Le scénario idéal consisterait évidemment à mettre un terme définitif à la chasse à la baleine. Pour cela, il faudrait que les pays et les organisations qui militent en faveur d'un tel scénario présentent une stratégie crédible. Mais dans la réalité actuelle, complexe comme jamais, un tel but est encore loin d'être atteignable. Au point que des nations qui s'étaient activement engagées en faveur de la protection des baleines doivent maintenant soutenir la proposition irlandaise. Et pourtant, elles semblent peu enclines à cautionner un plan qui autorise officiellement la chasse commerciale même si, dans la situation présente, de plus en plus de baleines sont tuées chaque année.

Certes, la proposition irlandaise admet le principe de la chasse à la baleine dans les eaux côtières. Mais en contrepartie, elle offre trois avantages significatifs: d'abord, elle garantit que cette chasse soit strictement limitée et surveillée; ensuite, elle dissuade les pays éventuellement tentés de profiter de l'anarchie qui gagne petit à petit les sphères de la CBI; enfin, elle permettrait précisément de réaffirmer l'autorité de la Commission avant qu'il ne soit trop tard.

Elle représente, tout compte fait, le plus solide espoir pour les baleines.

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* Kieran Mulvaney est consultant et rédacteur dans le domaine de l'environnement. Il est basé à Anchorage, en Alaska.