Choisissez les bouchons en liège!

Posted on 06 December 2002

Les solutions de rechange aux bouchons en liège naturels — couvercles en plastique et à pas de vis par exemple — pourraient conduire à la disparition des forêts de chênes-lièges de la Méditerranée, ainsi que des communautés rurales et des espèces de faune et de flore qui en dépendent.
Miguel Cabecana est exploitant de liège. Depuis 21 ans, il passe ses étés dans les forêts de chênes-lièges (Querus suber) du centre du Portugal, dépouillant les arbres de leur écorce de liège. Contrairement à certaines idées reçues, pas un seul arbre n’est abattu pour l’extraction du liège, l’un des procédés d’exploitation les plus respectueux de l’environnement dans le monde. C'est un travail qui demande beaucoup d’habileté: même les haches sont spécialement conçues. Les exploitants de liège font des entailles bien calculées sur les écorces de liège avant de les arracher de l’arbre, comme on épluche une banane. Un exploitant expérimenté peut recueillir près de 600 kg de liège par jour, et Miguel est de ceux là. Après avoir été écorcé, chaque arbre est bardé d’un gros chiffre peint en blanc qui indique la dernière date de son exploitation. Il faut neuf ans pour que l'écorce repousse et puisse être à nouveau prélevée. L’industrie du liège est vitale pour la Méditerranée qui détient plus de 99 pour cent de la production mondiale de ce matériau. Le Portugal, qui abrite un tiers des chênes-lièges du globe, en est le plus gros producteur. Dans certains villages portugais comme Luzianes, 80 pour cent de la population tire ses revenus du liège. Le secteur le plus important du marché du liège concerne la production des bouchons. On fabrique chaque année plus de 15 milliards de bouchons en liège pour pourvoir aux besoins du marché international du vin qui représente près de 80 pour cent de la valeur de l’exploitation du liège. D’autres produits dérivés du liège tels que les tuiles, les isolants et les produits destinés aux applications industrielles sont fabriqués presque entièrement à partir du recyclage des "déchets" de liège générés lors de la fabrication des bouchons. Ces derniers sont par conséquent le moteur de toute l’économie des forêts de chênes-lièges. "Le vin de Porto fait office d’ambassadeur du Portugal, mais les bouchons en liège représentent beaucoup plus en terme de valeur d’exportation", explique Alvaro Cavaleiro, directeur de l’APCOR, l’Association portugaise du liège. "Nous avons près de 12'000 agents qui travaillent directement dans le domaine. Dans notre zone d’opération du nord par exemple, 50 pour cent de l’économie est soutenue par le liège". L'usine Subacentro, par exemple, emploie 220 personnes et chacune des équipes de travail fabrique un million de bouchons durant les huit heures où elle est en activité. Les forêts de chêne-liège ne soutiennent pas seulement les travailleurs qui sont directement associés à l’industrie du liège. Dans la petite ville d'Odemira, Alcinda Catarina Jancinto vit de la fabrication du fromage. Elle achète le lait auprès des agriculteurs de la localité. Ce lait est trait des moutons et chèvres qui paissent sous les chênes-lièges. D'autres font du miel à partir des ruches d’abeilles de la forêt; les glands des chênes-lièges sont utilisés comme pâture pour les animaux ; quant aux fruits et baies qui poussent dans les herbes et arbustes, ils sont utilisés dans la production d’autres denrées locales. Dénommées montados au Portugal, les forêts soutiennent un mélange unique et intégré d’agriculture, de foresterie et de pastoralisme. Les forêts de chênes-lièges abritent également une riche diversité d’espèces de faune et de flore, dont des espèces en voie d’extinction telles que le lynx ibérique (Lynx pardinus), l'un des félins les plus rares dans le monde, l’aigle impérial ibérique (Aquila heliaca) ou, en Tunisie, le cerf de Barbarie (Cervus elaphus barbarus). En outre, toute la population de grues d’Europe passe l’hiver dans les forêts de chênes-lièges d'Espagne et du Portugal. Depuis au moins un millénaire, l’exploitation du liège fait partie du mode de vie des Méditerranéens. Les forêts sont anciennes et les chênes-lièges peuvent avoir une durée de vie de quelque 600 ans. Cependant, l’avènement des couvercles en plastique et à pas de vis, comme alternative aux bouchons en liège naturels, fait peser une réelle menace sur les chênes-lièges, ainsi que sur les populations locales et les espèces de faune et de flore qui en dépendent. L’utilisation des couvercles synthétiques et à pas de vis est en augmentation. Selon les estimations actuelles, ces couvercles représentent près de huit pour cent de l’ensemble des bouchons fabriqués chaque année. Si les tendances actuelles du marché se poursuivent, cette proportion pourrait passer à trente pour cent dans les années à venir. On craint que si une telle situation se produit, les forêts de chênes-lièges ne disparaissent, et avec elles, un patrimoine culturel et naturel unique en son genre. L’équation est simple: s’il n’y a pas une demande soutenue de liège, les forêts risquent de perdre leur valeur économique, ce qui compromettrait leur survie. Cette situation est exacerbée par l’exode rural de la population, et en particulier des jeunes. Il y a trente ans, 3'000 personnes vivaient dans le village de Luzianes; maintenant, il n'y en a plus que 700. Quand les populations désertent les campagnes, les montados périclitent. Par exemple, s’il n'y a plus de bétail, les herbes et la végétation arbustive envahissent les pâturages et cela accroît la masse de combustibles pouvant alimenter un feu de forêt. Ce problème est très grave dans le bassin méditerranéen où chaque année entre 600'000 et 800'000 hectares de forêts, soit l’équivalent de la superficie de la Crète ou de la Corse, partent en fumée. L’invasion de la végétation arbustive conduit aussi à une perte de la biodiversité et, plus grave, à la disparition de l’habitat d'espèces menacées, ou de la chaîne alimentaire dont elles dépendent. Par exemple, la perte de prairies entraîne la réduction de l’habitat des lièvres dont se nourrit presque exclusivement le lynx Ibérique. Dans la plupart des cas, les forêts de chênes-lièges sont remplacées par d’autres formes d’agriculture et de foresterie moins respectueuses de l’environnement. Ce phénomène est accentué par les efforts que font les populations locales pour trouver d’autres sources de revenus — et profiter de subventions de l’Union Européenne qui font de gros dégâts sur l’environnement. De vastes parcelles couvertes de forêts méditerranéennes ont été converties en plantations d'eucalyptus et de pins qui sont les principales sources d’incendies. Alors que les chênes-lièges sont en partie ignifuges. La disparition des forêts de chênes-lièges serait une catastrophe pour les écosystèmes de la région, et aurait de graves conséquences pour toute l’Europe. "Imaginez que le désert s’installe, avance jusqu’au Portugal et ensuite en Europe du Nord", explique Clara Landeiro, du Projet du WWF "Ceinture Verte contre la Désertification au Portugal". "Cette situation est en train de se produire dans toutes les régions de la Méditerranée où les forêts primaires sont remplacées par des espèces non indigènes qui ne font qu’absorber l’eau du sol et tous les éléments nutritifs sans rien laisser en contrepartie. Ce ne sont pas des arbres propices aux conditions et au climat de la région. Si nous n’agissons pas maintenant, nous courons le risque de laisser le désert s’installer jusqu'à nos portes". La survie du lynx et de l’aigle impérial ibériques, tous deux déjà au bord de l’extinction, dépend aussi du maintien des forêts de chênes-lièges. Eduardo Goncalves, auteur de "The Algarve Tiger", un livre qui traite du lynx ibérique, souligne que les deux sont intimement liés. "Les forêts de chênes-lièges sont très importantes pour le lynx parce qu’elles sont vastes. S’il n’y a plus de demande de liège, alors ce sera certainement une mauvaise nouvelle pour ce félin. De même, ces forêts constituent des zones de nidification bien indiquées pour l’aigle impérial ibérique. De plus, l’habitat forestier est un terrain de chasse approprié." L’exploitation du liège est un bel exemple de système d’agro-foresterie durable au travers duquel les populations utilisent les ressources naturelles environnantes sans déranger ou détruire la nature. Mais pour cela, la demande de liège doit rester forte. Alors, quand vous serez en train de déguster à petites gorgées votre champagne à l'une ou l'autre réception de votre service, ou de savourer un verre de vin rouge dans votre restaurant préféré, assurez-vous que la bouteille porte un bouchon en liège naturel. Ici, les consommateurs ont véritablement les moyens de faire la différence en faveur de l'environnement. (1341 mots) *Tanya Petersen est responsable du Centre TV du WWF International Renseignements complémentaires : Le travail du WWF en matière de conservation des forêts de chênes-lièges Le WWF travaille en collaboration avec les organisations non gouvernementales locales pour une gestion durable des forêts de chênes-lièges de la Méditerranée. Considérées comme une ligne de front dans la lutte que mène le WWF contre la désertification, ces forêts font partie d’un projet visant à mettre en place un réseau d’aires protégées qui serviraient de rempart contre l’avancée du désert. Dans les zones avoisinant immédiatement les aires protégées, des activités durables génératrices de revenus sont favorisées et l’exploitation du liège est citée en exemple.
Miguel Cabecana cutting cork, Portugal.
© WWF / Tanya Petersen
Harvested cork.
© WWF / Tanya Petersen
Cork oak forest, Portugal.
© WWF / Tanya Petersen
Iberian lynx.
© WWF / Jesús Cobo